Julien Lefèvre

Refuser de parvenir, parvenir pour refuser.

La prise de responsabilité à l’Anthropocène via l’expérience d’une promotion interne

« Le refus de parvenir n’implique ni de manquer d’ambition ni de bouder la réussite. Juste de
réaliser à quel point ces deux notions gagneraient à davantage de singularité : elles sont
aujourd’hui normées par des codes sociaux qui n’ont que peu en commun avec les aspirations
individuelles, ni d’ailleurs avec l’intérêt collectif. »
Corinne Morel Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce

J’ai été profondément marqué par l’histoire du navigateur Bernard Moitessier, racontée au travers
de l’essai de Corinne Morel Darleux. En 1969, alors qu’il est sur le point de remporter la première
course autour du monde en solitaire et sans escale, le navigateur abandonne en redirigeant son
voilier vers les îles du Pacifique. « Parce [qu’il est] heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver
[son] âme ». Cette histoire a résonné positivement en moi à une époque de grande remise en
question, déclenchée par un satori sur la mer de Glace et la prise de conscience incarnée et
terrassante du fait Anthropocène. L’idée d’alors était que face « à la Terre, ses villes impitoyables,
ses foules sans regard et sa soif d’un rythme dénué de sens », ma trajectoire personnelle devait
s’écarter du parcours d’excellence qui me collait à la peau depuis vingt ans avec à peu près toutes
les cases cochées, des grandes écoles à la récente habilitation à diriger des recherches à 36 ans.
Pourquoi continuer à gravir des échelons ? Pourquoi chercher des promotions, de la reconnaissance
voire un meilleur salaire, alors que le monde poursuit sa course folle, que des populations entières
sont menacées par les effets du changement climatique et que les besoins matériels des sociétés
occidentales sont largement en excédent ? A cette époque, le conditionnement d’une formation
personnelle, finalement très individualiste, opérait encore et j’étais, je crois, incapable de penser et
sentir une trajectoire autrement qu’individuelle. Dans ces conditions, refuser de parvenir
m’apparaissait comme la réponse immédiate à une dissonance cognitive majeure entre un jeu social
décalé et l’état du monde. La participation active à des dynamiques collectives, comme récemment
l’atelier d’écologie politique d’Aix-Marseille, a transformé ma vision étriquée et permis un certain
nombre de réflexions nouvelles.
Refuser de parvenir demeure un mantra puissant mais il méritera ensuite une clarification pour
savoir qui parvient et refuse. C’est un point que j’ai réalisé très récemment lorsque des collègues
m’ont évoqué une campagne de promotion interne dans le corps des professeurs d’université
(appelée aussi repyramidage) et suggéré d’y postuler, puisque je satisfaisais les conditions requises.
Mon premier réflexe a été de me retrancher derrière ce refuser de parvenir pour ne pas postuler. Le
statut de professeur n’implique pas de réelles différences dans l’exercice avec celui de maître de
conférences mais le salaire, une meilleure considération sociale en interne et l’influence plus grande
suffisaient à justifier mon refus. Néanmoins curieux ou pas encore totalement en alignement sur
mes principes, j’ai regardé la procédure en détail et réalisé qu’une lettre de motivation était
demandée. Une lettre de motivation ; la cause semblait entendue. Pourtant une discussion précise
avec mon directeur de département, soulignant qu’une fonction de professeur impliquait la prise de
responsabilités, a fait germer cette idée simple : quelle autre responsabilité pourrais je envisager que
celle d’un acteur de l’ESR en plein Anthropocène ? Plus précisément, y-a-t-il une responsabilité
plus élevée encore que celle d’œuvrer, par tous les moyens, à la nécessaire redirection écologique
de notre société ? La référence au principe responsabilité de Hans Jonas est on ne peut plus claire :
« Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie
authentiquement humaine sur Terre ».

Cette idée simple et envahissante a rencontré pourtant quelques obstacles, que j’ai pratiquement
réussi à contourner et que je voudrais mentionner pour apporter de l’eau au moulin des
questionnements ou hésitations que chacun.e pourrait ressentir dans la même situation. Ces
obstacles sont l’hubris, le hors-sol et la récupération.

Il y a sans doute un orgueil important à vouloir s’adresser à l’institution universitaire, par une lettre
de motivation, pour lui dire qu’on ne joue pas forcément un jeu classique et qu’on propose un autre
cadre de règles, celles des limites planétaires. Plus encore, le fait de se revendiquer d’une attitude
critique de la science et de la technologie, pourrait s’apparenter à de l’inconséquence ou à faire
seppuku comme le craignait un collègue très cher de l’atecopol. Je crois plutôt que, s’il est question
d’une coupure au ventre, il pourrait s’agir de l’engendrement d’un hubris transcendé dans un réseau
d’initiatives militantes et engagées, une petite impulsion d’énergie distribuée pour emballer un peu
plus la dynamique. C’est pourquoi, il m’a semblé important de publiciser cette candidature
individuelle, dans les réseaux scientifiques. Si ma démarche peut inspirer ou heurter, le propos de la
responsabilité à l’ère de l’Anthropocène restera lui au cœur. La question du sacrifice individuel
peut néanmoins rester présente, si on considère froidement que l’institution ne devrait pas
s’embarrasser de discours dissidents. On pourra tempérer largement les inquiétudes en se disant que
la pire chose qui puisse se produire est le rejet d’une promotion.
Le deuxième obstacle touche à la proposition potentiellement hors-sol d’une redirection écologique
associée à un statut de professeur des universités. Vu de l’extérieur et si on prend cette proposition
au sérieux, la question de l’hubris se repose : qui est ce mégalomane qui envisage de transformer les
enseignements en informatique voire des autres disciplines pour les aligner sur des objectifs
environnementaux ? A quoi riment ces propositions de penser et implémenter les conditions
matérielles d’une activité scientifique redirigée ou encore d’une convention universitaire à
l’Anthropocène ? Une réponse en deux temps peut se faire en écartant rapidement la problématique
individuelle : il est clair que les propositions précédentes ne sont pas celles d’un individu mais bien
d’un mouvement puissant qui irrigue l’ESR français depuis quelques années. En corollaire, il est
très clair aussi qu’il est hors de question qu’un seul individu ou même une poignée d’individus bien
responsabilisées s’attellent à la mise en place de pareils chantiers. Plus profondément encore, c’est
toute la façon de penser l’organisation de l’ESR et de la société, la place de la science, qui est ici
questionnée. Plus qu’un repyramidage de positions individuelles c’est toute la pyramide qu’il s’agit
de reconfigurer. Dit encore autrement, les propositions formulées dans la lettre de candidature n’ont
aucune chance de voir le jour si l’institution ne s’autorise pas à penser autrement son mode de
fonctionnement et ne laisse pas la place à des discussions horizontales à bâton rompu entre tous ses
acteurs.
Le dernier obstacle réside dans la possible récupération ou le dévoiement de la démarche de
redirection écologique, à supposer que l’institution prenne le risque d’accepter la promotion et les
propositions jointes. Dans cette perspective très hypothétique il n’y aurait alors pas tellement
d’autres solutions qu’instaurer un rapport de force en comptant sur l’enthousiasme des collectifs
scientifiques engagés et des collègues sensibilisé.e.s. C’est une évidence mais, à l’instar de toute la
démarche décrite précédemment, il convient d’avancer à visage découvert et d’être transparent sur
chaque point d’étape.

Alors qui parvient ? La question initiale pourrait avoir cette réponse: Nous refusons de parvenir, je
parviens pour que nous puissions ensemble refuser et refonder ce monde là.

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