Karine Leblanc
Engagement Labos1point5 et Atécopol.
En conclusion de ce manuscrit d’HDR, j’ai souhaité développer quelques lignes concernant mon engagement récent dans des collectifs tels que Labos1point5 et Atécopol. Je me place ici dans les pas de mes collègues océanographes modélisateurs, climatologues, glaciologues, mais venant également d’autres disciplines, chercheurs, enseignants-chercheurs, ingénieurs qui ont proposé le récit de leur remise en question professionnelle dans « Rencontres intimes avec l’Anthropocène, récits personnels de scientifiques ». Nous sommes encore une minorité dans les laboratoires à le dire tout haut, mais bientôt je le pense, nous formerons un courant incontournable dans le monde académique. Me trouvant pile à mi-carrière et au moment d’écrire cette HDR, il m’est devenu impossible d’envisager la suite de ma vie professionnelle de la même façon, et ceci m’amène à l’expliquer ici.
Il est entendu que l’exposé froid par les scientifiques des faits inéluctables du changement climatique et des bouleversements à venir n’a pas eu l’effet escompté sur la société dans son ensemble. Bien que la prise de conscience soit enfin là (peut être plus du fait de l’enchaînement des catastrophes climatiques de plus en plus tangibles que des alertes du GIEC), et que nous soyons globalement sortis des discours climato-sceptiques, les élus de la sphère politique restent majoritairement peu concernés par ces enjeux, la population préoccupée par d’autres problèmes plus pressants.
Il est désormais nécessaire pour nous de briser le tabou de la neutralité du chercheur. Nous sommes également des citoyens, des acteurs de la vie publique, des parents qui s’inquiètent pour l’avenir de leurs enfants, et il est plus que temps d’actionner les affects qui nous traversent pour tenter de mobiliser vers l’action, d’une autre manière. Les graphiques, les rapports du GIEC, les conférences, les publications, rien n’a fait bouger les lignes, alors que les conclusions posent désormais l’issue possible de l’inhabitabilité de la planète. En 2022, les émissions de CO2 continuent d’augmenter, les limites planétaires d’être franchies une à une, avec une nette accélération au cours des 20 dernières années. Les catastrophes climatiques se font désormais sentir dans notre pays, canicules, inondations, submersions, incendies, sécheresses, gelées tardives mettant en péril la production alimentaire, et nous mettent face à notre vulnérabilité et notre impréparation. Les changements radicaux nécessaires à la bifurcation de nos sociétés ne sont pas là, même s’ils sont désormais expérimentés dans des tiers-lieux, grâce à des militants écologiques de la première heure ou des néo-ruraux, des associations. Mais à système économique constant et sans renouveau philosophique profond du rapport de l’homme au reste du vivant et du non vivant, nous fonçons dans le mur, le pied sur l’accélérateur.
Le syndrome de la perte de sens professionnelle est par ailleurs en train d’atteindre notre milieu académique, jusqu’ici relativement protégé. Les mêmes causes ayant les mêmes effets, l’invasion dans nos laboratoires de la vulgate néo-libérale et de tous ses mots clés voués au culte de la performance (culture du projet et des résultats annoncés à l’avance, management performant, excellence, agilité, développeur de talents, innovation, disruption, démarche qualité, jalons, deliverables, risk assessment, N+1, badges numériques, analyses SWOT etc…) et la dégradation profonde des conditions d’exercices de nos métiers entraînent désormais les mêmes dérives et les mêmes souffrances que d’autres avant nous ont expérimenté au sein de la fonction publique : à l’hôpital, à l’école, à la poste etc. Une fois les mots et l’organisation de l’entreprise assimilés, il n’y a plus qu’un pas avant d’en avoir les objectifs. La course en avant du productivisme a atteint nos métiers, et il s’agit désormais d’accumuler : les articles, les facteurs d’impact, les projets, les prix, les conférences, les équipements et des systèmes toujours plus complexes, dont la dernière émanation en date peut se cacher derrière le fameux « big data ». L’apparition de la « Slow Science » en réponse à ce Nouvel Ordre de la recherche a inauguré ce rejet de la conception bureaucratique de la recherche, fondée sur la culture du chiffre et la communication entrepreneuriale, mais force est de constater que ce mouvement reste dissident et n’a qu’une faible capacité de résistance face à la dérive managériale entamée par nos institutions et leurs dirigeants.
Durant mon cours temps en section 19, j’ai vu passer deux rapports CRAC dans lesquels les collègues chercheurs exprimaient clairement avoir mal à leur métier, dans une institution prônant des valeurs orthogonales aux leurs et face au changement climatique qui remettait en cause l’intérêt même de certains sujets de recherche, devenus source de schizophrénie, car identifiés comme contribuant au problème, ou inadaptés à répondre à l’urgence climatique. A la lecture de ces témoignages, qui sont rentrés fortement en résonance avec mon propre cheminement, je me suis dit que nous serions bientôt, après avoir été quelques-uns, des paquets, par grappes entières à tomber de l’essaim et à se désolidariser de cette organisation de la recherche en France si elle continue dans cette direction. Depuis quelques années, j’entends des collègues parler de démissionner, de quitter le monde de la recherche, de faire un pas de côté, ce qui n’est pas rien quand on sait le parcours du combattant qu’est l’obtention d’un poste au CNRS et la précarité de l’emploi dans notre pays.
Ma propre prise de conscience écologique n’est pas survenue dans l’enfance, ni n’a été mue par quelque évènement traumatique. Elle s’est construite au fil de l’eau, avec des lectures chocs, des films, des conférences, les rapports du GIEC, les discussions entre amis et les échanges de références, et bien sûr, des travaux scientifiques issus de ma discipline, l’océanographie et celles connexes des sciences du climat. Elles ont petit à petit rejoint une prise de conscience sur les conditions de vie humaines, le climat social et l’augmentation des inégalités, et sur les liens inextricables qui existent entre écologie et justice sociale. Enfin comme pour nombre de mes collègues, se sont ajoutées à ce sédiment de lectures et de récits, une série de fortes secousses dès 2019 : l’expérience sensible des fortes canicules du printemps et de l’été 2019 en France, mais également l’évolution rapide du réchauffement en Arctique, l’apparition des méga-feux partout sur la planète, le fameux rapport « 1.5°C » du GIEC, les conclusions de l’IPBES sur l’effondrement de la diversité en cours, le phénomène Greta et la jeunesse dans la rue, les marches pour le climat, le mouvement flying less, la crise du covid, les gilets jaunes, la dévastation dans la vallée de la Roya, l’échec de la convention citoyenne pour le climat. Cette accélération d’évènements ont enfin permis d’enclencher une pulsion militante et active chez moi. Rapidement informée du lancement du collectif Labos1point5 début 2019 par une vingtaine de chercheurs, j’ai rejoint ce mouvement et œuvré à le développer en local, dans mon laboratoire, et à créer des liens au sein de l’OSU avec les membres activement impliqués dans des démarches similaires au sein des autres unités. J’ai également vite rejoint le collectif AMU qui s’était créé en parallèle. Depuis je participe aussi au nouveau collectif Atécopol marseillais, groupe de réflexion d’écologie politique, qui m’amène à la rencontre de nombreux collègues avec qui nous sommes libres d’échanger sur nos interrogations profondes sur le sens de nos métiers et sur comment nous pouvons ensemble nous aider à redonner du sens à notre activité et à le transformer en profondeur pour le rendre à nouveau désirable. Désirable par nous mais également par nos étudiants qui depuis quelques années nous observent dans notre course effrénée aux projets et aux financements et ne nous envient plus. Nous savons que les étudiants qui sont là et ceux qui suivent nous le demandent, nous devons désormais être les alliés objectifs de la génération suivante après avoir été trop longtemps tétanisés par l’enjeu. Notre parole doit devenir engagée, notre science plus frugale, notre action exemplaire, notre métier doit se transformer vers plus d’éthique et de lenteur (la désexcellence1 !) pour redevenir source de vocations. Je pense que nous avons un rôle à jouer dans la bifurcation à réaliser, et il ne peut se résumer à aligner des publications et des résultats comme si ceux-ci ne concernaient pas notre existence même sur cette planète. Notre détachement et notre « objectivité scientifique » ont été totalement inopérants pour nous prémunir des crises. Alors partageons nos doutes et nos errances, montrons notre humanité loin des tours d’ivoire des savants, et faisons mieux.
Et en tout lieu et tout moment : « Dignité du présent, refus de parvenir, cesser de nuire ».
Corinne Morel-Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce
1 Gosselain, O. 2015. Slow Science – la désexcellence. https://www.researchgate.net/publication/268345108_Slow_Science_-_La_desexcellence
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Atecopol Aix-Marseille (1 mai 2022). Karine Leblanc. Atecopol Aix-Marseille. Consulté le 22 janvier 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/d1yh
