Projet Manhattan de la transition écologique : y-a-t-il un pilote dans l’avion (à hydrogène…)?

L’Atecopol-AM répond à l’appel pour un « projet Manhattan de la transition écologique » signé le 25 septembre par plusieurs de nos collègues.

C’est avec une inquiétude certaine que nous avons découvert la tribune de nos collègues appelant à un « projet Manhattan de la transition écologique » dans Le Monde du 25 Septembre 2023. Si nous nous félicitons que des collègues partagent notre indignation vis-à-vis de l’inaction politique face à l’urgence écologique, notre réflexion à la croisée des disciplines (sciences ‘exactes’ et sciences humaines) nous fait clairement percevoir les limites du projet proposé. L’idée d’un investissement massif pour « bâtir un centre de recherche et d’innovation, chargé de développer les outils scientifiques et technologiques pour la transition, en lien direct avec l’industrie » s’inspirant d’un des projets les plus mortifères du siècle dernier est inquiétante à au moins deux titres : un oubli historique majeur et une vision exclusivement techno-solutionniste des réponses à apporter à la crise environnementale. 

Tout d’abord, la comparaison entre un projet Manhattan originel destiné à fabriquer une arme atomique responsable directement d’au moins 100.000 morts (un des exemples les plus funestes de la techno-science) et un projet Manhattan écologique visant à « éviter des millions de morts » semble pour le moins incongrue. Un des enseignements les plus importants de cette période a été omis par nos collègues : juste après la fin de la seconde guerre mondiale, les enjeux de pouvoir autour du complexe militaro-industriel ont rapidement balayé toute velléité des scientifiques d’amener un contrôle démocratique, voire toute consultation, sur ces nouvelles armes de destruction massive, y compris sur la bombe H alors encore en projet. Il est donc pour le moins surprenant qu’un appel à un projet Manhattan de la transition écologique puisse faire abstraction de tels enjeux de pouvoir liés à des découvertes scientifiques, quand bien même seraient-elles vouées au « bien commun en temps de paix ».

Parmi de nombreuses questions ouvertes : comment garantir que les découvertes scientifiques puissent bénéficier aux «pays émergents et moins avancés » ? Quelle serait la place des multinationales (GAFAM, majors des  énergies fossiles, agro-industries…) dans l’utilisation des productions scientifiques alors qu’elles sont elles-mêmes responsables des bouleversements environnementaux ? A aucun moment la tribune n’implique les citoyen·nes dans le choix de solutions techno-scientifiques : est-ce à dire que seul·es les scientifiques décideraient ? Ou le pouvoir politique ? Ou les industriels ? Ces options semblent totalement anachroniques, y compris au regard de ce que la convention citoyenne pour le climat a pu susciter comme enthousiasme, si bien sûr on fait abstraction de la décision ultime du pouvoir politique de ne presque rien retenir de ses propositions.  L’exemplarité des travaux de la convention prouve que les citoyen·nes sont à même de s’emparer de sujets complexes pour utilement éclairer le débat et proposer des solutions pour beaucoup déjà applicables, montrant que notre avenir ne dépend pas exclusivement -loin s’en faut- d’hypothétiques solutions technologiques.

Cependant, que des solutions déjà accessibles puissent être mises en place à l’aide d’une politique plus courageuse ne doit pas nous faire perdre de vue que les technologies ne vont pas fournir une recette miracle pour parvenir à la neutralité carbone. Nous partageons donc l’objectif d’un accroissement et d’une pérennisation du financement de la recherche, mais certainement pas d’une recherche seulement orientée vers le développement technologique. En outre, si la sortie des énergies fossiles doit évidemment être une boussole, nous alertons sur le fait qu’il est tout aussi important d’intégrer la nécessité de rester dans les limites du système Terre. Si demain un ‘techno-fix’ miracle nous apportait une énergie illimitée et totalement décarbonée, nous n’aurions rien résolu des nombreux problèmes inhérents à notre façon d’habiter la Terre, liée à un modèle extractiviste hors de contrôle qui épuise les ressources et les sols, polluant l’eau, l’air et entraînant dans notre chute des pans entiers de la biodiversité, indispensables à notre survie même. Les effets collatéraux des développements technologiques (effets rebond et extractivisme exacerbé) risquent d’être catastrophiques, tant sur le plan environnemental que sur le plan humain. Il est donc indispensable de financer l’ensemble des champs de la recherche (sciences sociales et humaines comprises, recherche en agro-écologie, slow science et low tech, …) et pas exclusivement les recherches à visée industrielle. La crise de l’anthropocène est avant tout une crise de la société techno-industrielle. Ne pas se donner les moyens d’imaginer d’autres futurs serait à coup sûr suicidaire.

Nous considérons ainsi qu’appeler à un financement massif pour la recherche sur les technologies de la transition écologique expose à reproduire un scenario bien connu : d’un coté, des scientifiques satisfaits de pouvoir continuer leur recherche ou de pouvoir la justifier au regard d’impératifs supérieurs ; de l’autre des politiques qui pourraient choisir à leur guise et en fonction d’intérêts particuliers. Où sera alors la place du citoyen·ne dans cette ‘technocratie’ ? Nous considérons qu’un tel scenario de financement massif de la recherche implique des devoirs, à commencer par un renoncement à la concentration du pouvoir pour le remettre  aux citoyen·nes, dans des modalités qui devraient être alignées avec l’ampleur des enjeux. Nous sommes convaincu·es que les politiques publiques, pour faire face à la crise écologique et à ses conséquences sociales, méritent des engagements au niveau démocratique tout aussi exigeants que l’engagement financier appelé de ses vœux par la communauté scientifique.  « Chiche ! ».

L’atelier d’écologie politique d’Aix-Marseille

Une version courte de cette tribune a été publiée dans La Provence du 13 Novembre 2023

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